lundi 31 mars 2008

QUESTIONS ACTUELLES


Les quelques études que j'ai rassemblées pour en former ce volume, sont contemporaines de mes Discours de combat, 1895-1905, et je n'ai garde assurément de dire qu'elles les « complètent », mais elles se rapportent toutes ou presque toutes au même ordre d'idées. Ce sont deux ou trois de ces « idées », ou, plus modestement, de ces « intentions », que je voudrais résumer dans cette Préface.

La première est relative aux « rapports de la science et delà religion», que quelques catholiques, ou plus généralement quelques chrétiens, s'évertuent de nos jours à « réconcilier », tandis que la libre pensée fonde principalement sa confiance, ou sa morgue, sur ce qu'on pourrait appeler la croissante « incompatibilité » de la religion et de la science.

Je crois, pour ma part, que libres penseurs et chrétiens ont également tort, et, un peu partout dans le présent volume, mais surtout dans les chapitres intitulés : Science et Religion, et la Moralité de la doctrine évolutive, c'est ce que j'ai tâché de montrer. Très haut et très loin peut-être, « au fond de l'azur immobile et dormant », la science et la religion se rejoignent-elles en quelque manière et ne sont-elles ensemble qu'une seule vérité ? Il se peut, quoique pourtant, plus j'y songe, et plus j'ai de peine à le croire, a La vérité, nous dit-on, ne s'oppose pas à la vérité. » Mais ce n'est là qu'une phrase, et si les vérités de la science, de la chimie, par exemple, ou de la trigonométrie, n'avaient pas de « commune mesure » avec les vérités de la religion, elles ne s'opposeraient pas pour cela les unes aux autres !

Mais pourrait-on dire qu'elles s'accordent ? Ce serait seulement des vérités d'un autre ordre. Là est le sophisme de la libre pensée. Contrariété n'est pas contradiction, et diversité n'est pas contrariété. Mais j'admire les catholiques dont la complaisance a suivi les libres penseurs sur le terrain que ceux-ci ont arbitrairement choisi, et je ne connais rien, à vrai dire, de plus vain que leur effort pour établir démonstrativement que le «récit de la création » par exemple, tel que nous le donne la Genèse, est conforme aux plus récentes conclusions de la géologie. La Genèse a-t-elle pour objet de nous enseigner la géologie ? Et la science atteint-elle aucun commencement absolu ?

C'est pourquoi j'ai pensé que, dans les temps confus où nous vivons, il y avait un intérêt majeur à s'efforcer de faire un peu de clarté, rien qu'en séparant ce qui doit être séparé, et en ne confondant pas en un ce qui fait réellement et objectivement deux. La science et la religion ne répondant pas au même objet, — et je laisse ici de côté la question de leur origine, —ni ne tendant au même but, ne sauraient avoir entre elles de « commune mesure » ; il n'y a lieu ni de les « opposer » ni de les « réconcilier » ; et, j'irai plus loin : je dirai qu'il faut craindre que toute intention de les « comparer » ou de les « confronter » ne les dénature.

Cela ne veut pas du tout dire, comme on a feint de le croire, pour les besoins d'une polémique facile, et comme je vois que quelques journalistes le croient encore, que la science « ait fait banqueroute » ; qu'on en méconnaisse la grandeur ni les progrès ; et que le chrétien doive être en défiance d'elle et de ses enseignements. La science est souveraine en son domaine, comme la religion dans le sien. Mais cela veut dire : que l'étendue de ce domaine, si vaste qu'il soit, ou qu'on le suppose dans l'avenir, n'égale pas, n'égalera jamais la totalité de la connaissance humaine. Cela veut dire : qu'il y a des problèmes dont l'examen n'appartient pas à la science, et qu'elle serait impuissante, je ne dis pas à résoudre, mais à poser comme ils doivent être posés.

Cela veut dire: qu'interrogé sur la divinité du Christ et sur le mystère de l'Incarnation, le chrétien ne trouvera pas la réponse dans un Traité d'Embryologie. Cela veut dire : que les opinions du chimiste le plus éminent, ou même du philologue le plus distingué, n'étant pas des arguments en faveur de la vérité de la religion, n'en sont donc pas non plus contre elle. Les découvertes d'un Berthelot "ne prouvent pas plus pour la libre pensée que celles d'un Pasteur ne prouvent pour la religion. Et cela veut dire enfin, ou encore : que, depuis tantôt cent cinquante ans, si la libre pensée s'est flattée de cette espérance, que la science deviendrait elle-même une « religion », et l'unique religion, elle n'y a pas encore tout a fait renoncé, mais il devient de jour en jour plus évident qu'elle y renoncera.

C'est dans ces conditions et pour ces raisons qu'il me paraît aujourd'hui tout à fait inutile, non pas d'écrire l'histoire des Conflits de la science et de la religion ; — il y a deux ouvrages essentiels sur la question, et tous les deux sont américains, celui de William Draper, et celui de M. André White ; — mais d'en faire état dans la controverse, et, par conséquent, de travailler, d'une part, à exaspérer le conflit, et de l'autre, à montrer qu'il n'existe pas. Car le conflit existe, ou il a existé dans l'histoire, mais précisément, je dis qu'il ne procède que d'une fausse idée que l'on se faisait de la science et d'une fausse idée de la religion. Religion et science, il n'est pas dans leur nature, ni de leur essence, de « s'opposer » l'une à l'autre ; il ne l'est pas davantage de se « confondre » jamais, et de concourir en quelque sorte à l'établissement du même objet, à la démonstration des mêmes vérités ; — et voilà toute notre thèse.

Ajoutons ici, — cette Préface en est l'occasion naturelle, — que, s'il manque certainement beaucoup de choses au développement que nous avons donné de cette thèse même, dans ces Études, et, dans nos Discours de combat, une de ces lacunes, en y réfléchissant, nous a paru plus considérable que les autres. La question du «surnaturel» étant mise en effet à part, ce n'est pas la vraie science qui s'oppose de nos jours à la religion, mais ce n'est pas non plus une fausse science, et c'est seulement une science qui n'est pas de la science. Il faudrait insister sur ce point. La philologie, l'exégèse, l'histoire ne sont pas des «sciences», et c'est tout a fait abusivement qu'on leur en donne le nom.

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.

a dit un grand poète ! Il n'y a de « science » que de ce qui s'est vu au moins deux fois. Il n'y a de « science des religions», par exemple, que dans la mesure où l'on commence par poser que le bouddhisme, le christianisme et l'islam ont passé par des phases d'évolution, je ne dis pas « analogues », mais je dis « identiques » ; et la supposition n'est évidemment qu'une pétition de principe. Mais, s'il s'agit au contraire de faits qui ne se sont produits qu'une fois dans la nature et dans l'histoire, tels que l'expédition d'Alexandre dans l'Inde, ou l'assassinat de César, il n'y en a pas de « science », puisqu'on n'en peut pas établir de « loi ». Ce sont des choses qui sont advenues', qui pouvaient ne pas advenir, dont on peut dire qu'elles ne « ré adviendront » pas, et qui, ne portant avec elles aucun caractère de nécessité, ne peuvent donc, par aucun artifice, ou aucune méthode, être rendues « scientifiques ».

Or, si l'on y veut bien faire attention, ce sont des faits de cette nature que l'exégèse ou la philologie, sous le nom de « science», opposent à la vérité de la religion. A la tradition de l'Eglise sur l'authenticité des Évangiles, l'exégèse oppose des conclusions, qu'elle considère comme « scientifiques », sans n'en avoir d'ailleurs aucun droit. On prétend prouver « scientifiquement» que le quatrième Evangile n'est pas de l'apôtre Jean, et, par conséquent, ne remonte pas à la date que l'Église lui assigne ; et c'est ce qu'on ne saurait prouver « scientifiquement ». Mais, en jouant ainsi sur ces mots de « scientifiquement », de « scientifique », et de «science », on essaie de communiquer à des affirmations conjecturales, el souvent personnelles, le caractère de certitude «relativement absolue», si je puis ainsi dire, qui passe pour être celui des lois de l'univers physique, telles que les lois de la pesanteur ou les lois de l'électricité.

C'est aujourd'hui la grande équivoque, pour ne pas dire le sophisme, qui embrouille et qui obscurcit toute cette question des « Rapports de la science et de la religion». Parce qu'on applique, ou qu'on croit appliquer à des objets, qui d'ailleurs ne les comportent point, des «méthodes » que l'on croit imitées de celles de la physique et delà chimie, mais qui n'ont rien de scientifique, on croit parler au nom de la « science ». Mais on ne parle toujours qu'au nom de l'exégèse ou de la philologie, qui ne sont pas des " sciences", et le conflit, s'il y a conflit, n'est donc pas entre la « science » et la « religion», mais entre la « religion •» et des opinions qui demeurent aussi personnelles à celui qui les professe qu'une opinion sur la guerre du Péloponnèse ou sur la rivalité de César et de Pompée. C'est ce que je n'ai trouvé qu'à peine indiqué dans ces Etudes, et c'est ce que je voudrais pouvoir quelque jour montrer avec l'ampleur que le sujet exigerait.

La seconde idée que j'ai tâché de mettre en lumière dans ces Etudes est celle-ci, que, bien loin qu'il y ait « incompatibilité, » au contraire, il y a comme une convenance interne entre le catholicisme et la démocratie. On en trouvera surtout l'expression dans le chapitre sur le Catholicisme aux Etats-Unis, écrit au retour d'une trop rapide excursion dans l'Est américain ; et, si ce n'est pas abuser de la patience du lecteur, on voudra bien le rapprocher du discours prononcé à Lille sur les Raisons actuelles de croire. Le christianisme est une « religion populaire », et, comme je l'ai rappelé dans ce chapitre même, ce grief n'était pas contre lui le moindre de ceux de Voltaire.

Voltaire trouvait « insupportable » qu'on prétendît l'obliger de penser « comme son tailleur et comme sa blanchisseuse » ; pareillement, il méprisait le christianisme de n'avoir été, pendant plus de cent ans, que la religion « de la plus vile canaille » ; et je ne répondrais pas que cette opinion ne fût encore celle de quelques-uns de nos intellectuels. Elle fait honneur au christianisme.

Ce n'est pas d'ailleurs le lieu de discuter à ce propos si le christianisme, en général, et le catholicisme en particulier, sont une « aristocratie » ou une « démocratie ». Il faudrait commencer par s'entendre sur l'exacte signification de ces mots eux-mêmes, qui peut-
être, ayant changé de sens depuis Aristote, ne sont plus aujourd'hui l'antithèse ou la contrepartie l'un de l'autre. Bornons-nous donc à dire que, pour nous, si l'on nous demandait d'en donner une définition, nous ne la chercherions pas dans des distinctions devenues de notre temps assez artificielles, et, par exemple, telles que celles qui différencient les unes des autres les diverses « formes de gouvernement ».

Une république n'est pas nécessairement démocratique; et on remarquera, d'autre part, que, même au sein des démocraties qui se croient le plus avancées, quelque aristocratie, d'une manière ou d'une autre, est toujours en train de se reconstituer. Mais nous dirions que l'un des caractères essentiels de la démocratie, c'est de tendre en tout à l'abolition du privilège héréditaire, dont le maintien et l'extension sont la grande affaire d'une aristocratie. Les démocraties ne sont ennemies ni de la fortune, quoi qu'on en ait pu dire, ni des distinctions personnelles ou individuelles, ni par conséquent d'une certaine « inégalité », d'une hiérarchie et d'une discipline, dont elles reconnaissent la vertu sociale, mais elles ne veulent que rien de tout cela s' « hérite », —et précisément c'est en quoi l'on pourrait dire que le catholicisme est une démocratie.

Tout est « traditionnel » dans l'organisation de l'Eglise catholique ; mais rien n'y est « héréditaire ». Tout pouvoir y descend et s'y communique de « haut en bas » ; mais ce ne sont pas toujours les mômes qui sont en haut, ni les mêmes qui sont en bas. La vérité n'y est point une possession de caste ou de famille, ni un privilège de race ; et dès son apparition, c'est ce qui l'a distinguée du judaïsme. L'Eglise est et demeure toujours ouverte à tous. La grande erreur qu'elle ait commise dans les derniers siècles, et dans laquelle ses ennemis commencent à être inquiets ou irrités de ne pas la voir persévérer, a été de se croire, ou d'agir comme si elle se croyait, « solidaire » des « trônes » et de l'institution monarchique. La « Sainte-Alliance » est dans l'histoire le témoin de cette erreur. Mais il n'est pas probable que l'Eglise y retombe encore; sans avoir besoin pour cela, comme l'essayèrent les hommes de 1848, de transformer l'Evangile en un instrument de prédication sociale et même socialiste, l'Eglise s'est rendu compte qu'une part de sa puissance résidait dans l'énergie de son action sociale.

Et c'est ce qui nous permet de croire, et d'espérer, que dans l'avenir, quand ce que la fièvre démocratique a encore aujourd'hui de tumultueux et on dirait presque de délirant, sera tombé, les démocraties reconnaîtront que, dans leur effort vers une moindre inégalité des conditions, laquelle n'est elle-même que la forme économique de ce que l'on appelle plus éloquemment une répartition plus équitable de la justice, elles ne sauraient avoir de plus naturelle ni de plus ferme alliée que l'Eglise catholique. Que signifient, en dehors du christianisme, les mots même de « Liberté», de « Fraternité », d'" Egalité » ? A quelle réalité répondent-ils, dans la nature ou dans l'histoire ? Et les idées qu'ils expriment, dont on chercherait vainement le ce modèle » autre part que dans l'Evangile, que sont-elles autre chose que des « laïcisations », si je puis ainsi dire, de l'idée chrétienne ? *

Je n'ai d'ailleurs voulu me servir couramment, en parlant de ce sujet, ni du terme de ce démocratie chrétienne », ni de celui de ce christianisme social», puisqu'ils sont suspects ; et qu'aussi bien tendraient-ils, si l'on n'y prenait garde, à instituer dans le catholicisme des divisions de parti. C'est en tant que « christianisme», comme tel, et sans épithète, que le christianisme est « social », à ce point qu'on peut dire que, s'il n'était pas « social», il ne serait pas le « christianisme ». Mais cela nous suffit pour pouvoir répondre à ceux qui nous accusent d'être les ennemis de la « République » et de la "Démocratie ».

Si des intentions politiques se mêlent au ce christianisme social » de quelques catholiques, j'ose dire qu'en France, ces catholiques sont le petit nombre. Laissons passé encore une ou deux générations, et il ne s'en rencontrera plus de tels. C'eut alors qu'on verra bien, je l'espère fermement, ce qu'il y a de « moderne », et même en ce sens, d' « avancé », —puisque c'est le grand mot, — dans l'enseignement du catholicisme. C'est alors qu'il paraîtra ce qu'il est : un instrument de progrès, et le plus efficace de tous, parce que la notion du « progrès social », si peut-être elle s'y distingue, ne s'y sépare cependant pas de la notion du ce progrès moral ».

Alors on comprendra ce qu'ont exactement voulu dire ceux qui, les premiers, se sont avisés que ce la question sociale était une Question morale », et auxquels peut-être n'a-t-on pas répondu en essayant de leur démontrer que « la Question morale » n'est pas une « Question sociale ». Je ne sais, en effet, de ces deux affirmations, laquelle est la plus assurée. En même temps que la réalisation d'un certain idéal social, il est certain que la religion a pour objet le perfectionnement individuel de ceux qui la pratiquent, et ceci m'amène à dire quelques mots de la troisième idée que je voudrais avoir mise en évidence dans ces Etudes.

« Chacun se fait son petit religion à part soi », disait Madame, mère du Régent, et c'est ce qu'on exprime de nos jours, d'une manière à peine différente, quand on dit de la religion qu'elle est « affaire individuelle ». Il ne faut pas douter que cette conviction, entrée depuis cent cinquante ans, et ancrée dans les esprits, n'ait contribué pour une large part à énerver l'action sociale du catholicisme. Qu'est-ce, en effet, que faire de la religion une affaire individuelle, si ce n'est précisément la dépouiller du caractère collectif qui lui est essentiel par définition. Mais, d'un autre côté, qu'est-ce qu'une religion qui n'est pas "collective » ; et, de même que l'on ne saurait être tout seul de sa famille ou de sa patrie, comment le serait-on de sa religion ? Il n'y a pas de religion '« individuelle » ou « personnelle » ; il n'y a que des « opinions », — et c'est ce que l'on s'est efforcé particulièrement de montrer dans le chapitre intitulé : la Fâcheuse Equivoque.

Si d'ailleurs on n'a pu qu'effleurer la question, le lecteur se rend compte aisément qu'elle est « capitale », et non moins « actuelle». Car, au moment même où j'écris, d'où viennent quelques-unes des pires difficultés que soulève la « Loi de séparation » du 10 décembre 1905, sinon précisément de ce que le législateur y a traité la religion comme une « affaire individuelle», et refusé d'en reconnaître le « caractère collectif » en méconnaissant les exigences du culte, la hiérarchie catholique, et les titres de la papauté? Il y a des gens qui croient avoir assuré la liberté de l'Église en affirmant la liberté de conscience ! Mais le droit de croire ce que nos guides naturels et nos chefs régulièrement institués nous enseignent n'est qu'une partie de la religion, en même temps qu'un droit qu'on ne voit pas comment on pourrait nous l'enlever, et les difficultés ne naissent que de la difficulté principale, qui est d'accorder dans la pratique les conséquences de ce droit de croire avec d'autres droits, tels que, par exemple, les droits des autres religions ou encore le droit de l'Etat.

J'ai touché la question dans le chapitre intitulé : Voulons-nous une Eglise nationale ? Et j'ai tâché là de montrer que, dans un pays comme le nôtre, s'il n'y avait pas d'utopie plus séduisante — « un seul peuple, une seule loi, une seule foi » il n'y en avait pas dont il fût plus dangereux de se flatter. Car, d'une ce affaire individuelle », en devenant une « affaire nationale », une religion comme le catholicisme, et au besoin je dirai, si l'on le veut, comme le bouddhisme, — y perdrait tout d'abord son caractère d' « affaire » en quelque sorte « universelle » ; et, de plus, elle deviendrait un merveilleux moyen de contrainte et d'oppression.

C'est ce qu'un seul exemple, tel que celui de l'orthodoxie russe, suffirait et suffit amplement à prouver. Et ceci ne veut pas dire que les deux termes de l'alternative soient toujours faciles à concilier. Il peut y avoir, il y a souvent conflit entre les ce droits de la religion » et les exigences légitimes de l'Etat, ou, si l'on le veut delà ce nationalité». Mais ce n'est une raison ni de passer outre aux uns, ni d'exagérer les autres, ceux de l'Etat, jusqu'à les rendre tyranniques, et au contraire, c'en est peut-être une de faire ce que dans l'histoire on a nommé des « concordats ».

Il n'est pas non plus très facile d'accorder les « droits de la religion », en tant que groupement ou rassemblement d'êtres humains autour d'une même croyance, avec les « droits de l'individu », c'est-à-dire, avec la liberté de l'inspiration et de la pensée. C'est ici le triomphe de nos incroyants, et nous ne sommes pas, nous, catholiques, plus fermement convaincus delà vérité de nos dogmes qu'ils ne le sont, eux, de ce qu'ils appellent « la tyrannie du dogme», et de l'effroyable contrainte qu'exercerait cette tyrannie sur les intelligences. A quoi nous ne répondrons pas, comme on le fait couramment, que cette contrainte ne s'exerce que sur ceux qui veulent bien la subir !

Cela est vrai ! Elle ne s'exerce que sur ceux qui veulent bien la subir; mais cela n'a pas toujours été vrai; et plus d'une fois, dans l'histoire, elle a pesé de tout son poids sur de libres esprits qui l'eussent volontiers secouée, s'ils l'eussent pu. Mais ce que l'on doit dire, c'est, premièrement, que cette contrainte n'en est une qu'en matière dogmatique, et, secondement, qu'en fait, —et sauf à en rechercher subtilement les raisons, — cette contrainte n'a en aucun temps empêché la liberté de s'épanouir au cœur même du catholicisme. Je terminerai cette Préface par quelques brèves observations sur ces deux points.

La « tyrannie du dogme» n'est tyrannie, si l'on tient à se servir de ce mot, qu'en matière dogmatique, et cela signifie qu'on ne voit pas qu'elle ait jamais « gêné » ni « contrarié » les spéculations du géomètre ou les vivisections du physiologiste. Elle n'a jamais gêné ni contraint la liberté de l'historien, et il n'y a pas, que je sache, d'opinion « catholique » imposée, ni convenue, sur les guerres médiques ou sur la conquête de la Gaule par les Romains. Mais si la tyrannie ne s'exerce qu'en matière dogmatique, — sur la question de l'Incarnation, par exemple, ou sur celle de la Rédemption, —qui ne voit que le mot n'a plus de sens, et que l'affirmation péremptoire et absolue du dogme, en théologie, équivaut exactement à ce que sont, en physique ou en physiologie, les énonciations des lois qui dominent la matière. Est-ce que le géomètre est « libre » de modifier les propriétés de la circonférence ou de l'ellipse ? Est-ce que le chimiste est «libre » de définir au gré de sa fantaisie celles du chlore ou de l'alcool?

Mais les lois de l'objet s'imposent à lui du dehors, et, que d'ailleurs elles lui conviennent ou non, il est bien obligé d'en subir la contrainte ou la tyrannie ! Qui soutiendra sérieusement que notre liber té de penser en soit empêchée ? Si quelqu'un s'en avisait ne serait-ce pas le moment de parler de « banqueroute, de la science » ? et pourquoi voudrait-on qu'il en soit autrement en matière de religion?, La prétendue « tyrannie du dogme » n'est qu'une phrase. Le dogme, pour le croyant, n'est « contraignant » que comme l'est la vérité même.

S'il est mis tout d'abord en dehors et comme à part de la discussion, c'est à la manière des axiomes ou des vérités élémentaires qu'on trouve à la base de toutes les sciences ; qui en sont même plus que le support, puisqu'elles en sont la condition d'existence ou de possibilité; et qui, comme le dogme, si nous nous plaçons au point de vue de la libre pensée, ne sont souvent, sous leur forme aphoristique et « tyranniques », que de pures hypothèses ! Mais en vérité, y a t-il lieu, s'il en est ainsi, de parler de la « tyrannie du dogme » ? Et, en fait, pour nous résumer, ceux-là seuls en ont éprouvé les effets, de cette tyrannie, qui ont essayé de discuter ou de renverser le dogme. Et qu'y a-t-il de plus naturel ?

C'est pourquoi, nous voyons que la vraie liberté n'en a jamais été empêchée, et de ceci les preuves sont à la fois si nombreuses et si diverses qu'on ne sait lesquelles choisir dans ce nombre et cette diversité. L'histoire même de l'Église en est une, qui depuis deux mille ans, sans cesser d'enseigner la même doctrine et de tendre au même but, s'est adaptée avec tant de souplesse à la diversité des circonstances, et qui s'accommode encore aujourd'hui même, sous toutes les latitudes, de tant de conditions si différentes, et qu'un examen superficiel eût crues contradictoires. L'abondance prodigieuse de la littérature théologique en est une autre, si tant de théologiens, tant de controversistes, tant de prédicateurs, tant de moralistes, tant d'historiens n'ont pas écrit pour dire les mêmes choses, et sans doute sont encore éloignés d'avoir épuisé la richesse de leur matière.

La multiplicité des congrégations religieuses, d'hommes ou de femmes, est encore une preuve de cette liberté qui règne dans l'Eglise, si c'est une manière "individuelle" de concevoir, non la religion, ni le dogme, mais l'action pratique du catholicisme, que nous retrouvons à l'origine de la plupart d'entre elles: Saint Bernard ne s'est pas proposé le même objet que saint François d'Assise, ni sainte Chantal le même but que sainte Thérèse. Et puisque je nomme ici des saintes et des saints, nous n'avons besoin que de feuilleter une Année liturgique, ou, à plus forte raison, les Acta sanctorum, pour y apprendre en combien de manières un saint peut différer d'un saint, une sainte d'une autre sainte, et pour y reconnaître une preuve nouvelle de cette « Liberté »...

Il ne me reste plus, en prenant congé, qu'à m'excuser d'avoir écrit cette Préface, dont je sais fort bien que les raisonnements ne donneront pas à un recueil d'articles l'unité d'un livre, et qui, sans doute, comme toutes les préfaces, a le tort, en précisant les intentions de l'auteur, de sembler avouer qu'elles ne se dégageraient pas clairement de la lecture de son livre. Et, en effet, c'est l'ordinaire objet des préfaces. Elles expriment plus clairement ce que nous craignons de n'avoir pas dit avec une clarté suffisante.

On nous accordera d'ailleurs que, si l'observation est vraie d'une manière générale, elle l'est surtout en des sujets comme ceux que nous avons essayé de traiter dans ces études. Comme il n'en est pas où la précision soit plus difficile à atteindre, il n'en est pas non plus sur lesquels, après s'être « expliqué », il soit plus naturel de vouloir s' « expliquer » encore, et plus à fond. Mais comme il n'en est pas où l'équivoque soit plus facile ni plus fréquente, il n'en est pas non plus où l'explication soit plus nécessaire. C'est ce qu'on a tâché de faire dans cette Préface comme dans ces Etudes elles-mêmes : dissiper le plus que l'on pourrait d'équivoques, et s'exprimer le plus clairement qu'on en serait capable sur des questions infiniment complexes.

1er novembre 1906.
Ferdinand Brunetière

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